10/09/2012
Où sont les grenades ?
- Matelot Hénault Lucien, veuillez armer la jonque, on appareille dans cinq minutes.
- C'est parti.
- Albert, je vous en prie, vous n'allez pas encore tout me saloper comme la dernière fois.
- Madame, le droit de navigation sur le Yang-Tsé-Kiang nous est formellement reconnu par la convention du 3 août 1885. Contesteriez-vous ce fait ?
- Je ne conteste rien. Je vous demande simplement de ne pas tout me casser comme l'autre jour.
- Oh… mais pardon ! L'autre jour, les hommes de Chung Yang Tsen ont voulu jouer au con. Heureusement que j'ai brisé la révolte dans l’œuf, sans barbarie inutile, il est vrai. On n'a coupé que les mauvaises têtes ; le matelot Hénault peut témoigner.
- Sur l'honneur.
- Bon. Nous allons donc poursuivre notre mission civilisatrice. Et d'abord, j'vais vous donner les dernières instructions de l'Amiral Guépratte, rectifiées par le Quartier-Maître Quentin ici présent. Voilà : l'intention de l'Amiral serait que nous percions un canal souterrain qui relierait le Hoang-Ho au Yang-Tsé-Kiang.
- Le Yang-Tsé-Kiang… bon…
- Je ne vous apprendrais rien en vous rappelant que Hoang-Ho veut dire fleuve jaune et Yang-Tsé-Kiang fleuve bleu. Je ne sais si vous vous rendez-compte de l'aspect grandiose du mélange : un fleuve vert, vert comme les forêts comme l'espérance. Matelot Hénault, nous allons repeindre l'Asie, lui donner une couleur tendre. Nous allons installer le printemps dans ce pays de merde !
- Bon… Je vois qu'vous êtes raisonnables, j'vous laisse… J'ai des clients à servir, moi.
- Eh ! Dites donc, l'Indigène ! Un peu d'tact, hein !… Parlons d'autre chose !… Parce qu'on les connaît, vos clients ! La Wermacht polissonne et l'Feldwebel escaladeur !… Hein !… Et puis merde, j'vous raconterais plus rien, là !
- Chut, Albert ! Vous fâchez pas !
- Mais vous fâchez pas, vous fâchez pas ! Mais, nom de Dieu d'bordel, j'vous offre des rivières tricolores, des montagnes de fleurs et des temples sacrés et vous m'transformez tout ça en maison d'passe !… Vous plantez votre Babylone normande dans ma Mer de Chine !… Alors !… Matelot Esnault !
- Oui, Chef !
- On va brûler l'village !… Où sont les grenades, que j'les dégoupille !…
- Monsieur Quentin !… Calmez-vous !… Je vous demande pardon !…
- Une reddition ?… Soit !… La main d'fer dans l'gant d'velours !… Matelot, à vos pagaies !
- Oui, Chef !
- Attention aux roches !… Et surtout, attention aux mirages !… Le Yang-Tsé-Kiang n'est pas un fleuve, c'est une avenue… Une avenue d'cinq mille kilomètres qui dégringole du Tibet pour finir dans la Mer Jaune, avec des jonques et puis des sampans d'chaque côté… Pis au milieu y'a des… des tourbillons d'îles flottantes, avec des orchidées hautes comme des arbres… Le Yang-Tsé-Kiang, camarade, c'est des millions de mètres cubes d'or et d'fleurs qui descendent vers Nankin… Et avec, tout l'long, des villes-pontons où on peut tout acheter… De l'alcool de riz, d'la religion, et pis des garces, d'l'opium… Ch'peux vous affirmer, Tenancière, que le fusilier-marin a été longtemps l'élément décoratif des maisons d'thé… dans c'temps-là, on savait rire… Elle s'était mise sur la paille / Pour un maquereau roux et rose / C'était un juif, il sentait l'ail / Il l'avait, venant de Formose / Tirée d'un bordel de Shangaï.
- Oh, c'est beau !…
- C'est pas d'moi !… C'est des vapes, comme ça, qu'y m'reviennent… quand j'descends l'fleuve…
- J'croyais qu'c'était une avenue…
- On sait pas… c'est p't-être un rêve qui s'jette dans la mer…
( M. Audiard / Un singe en hiver )
18:33 Publié dans Cinéma, Détente | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel audiard, antoine blondin, jean gabin, un singe en hiver